Le 21 juin, des universitaires et des humanitaires spécialistes de la question de l’asile, ont publié une Tribune dans le journal Le Monde.
Voici la tribune :
« Médiation et interprétariat sont essentiels tout au long de la trajectoire d’asile »
La répression ne décourage pas les réfugiés mais les condamne à la précarité, dénoncent, dans une tribune au « Monde », des universitaires et des humanitaires spécialistes du sujet appelant à une politique « qui interroge les personnes et non les flux ou les chiffres ».
Tribune. A un an de l’élection présidentielle, les discours sécuritaires prennent à nouveau le pas sur tous les autres. Au niveau européen, la politique du non-accueil se traduit par le durcissement des frontières, les renvois illégaux, les camps surpeuplés et l’application insensée du règlement de Dublin dont les gouvernements reconnaissent pourtant unanimement l’inefficacité, le coût et les effets pervers.
Au niveau français, le non-accueil se rejoue chaque fois que l’on tolère l’amalgame migrant égale suspect, passant du classique « migrant profiteur » à l’odieux « migrant terroriste ».
Or, tant que le demandeur d’asile n’est pas reconnu réfugié, il est considéré comme suspect. Il peut alors être maintenu sur les trottoirs, dans une situation d’attente et d’assistanat indigne. Même chose avec ceux qui n’ont pas de titre de séjour dont on espère que l’arrêt net de toute aide ou que les renvois, forcés ou accompagnés, les conduiront à partir.
Les conditions du dialogue
Pourtant, toutes les personnes ayant travaillé auprès d’exilés savent que le coût de l’exil, les pertes et les séparations qu’il implique sont tels qu’une fois arrivés sur la terre dite d’accueil, ils n’en partiront pas. Il ne sert à rien de tenter l’asphyxie. Les indésirables ne disparaissent pas, ils s’éclipsent dans les zones de la grande précarité, où ils sont soumis à des violences cumulées pour un coût social finalement immense.
Rien ne sera possible si l’Etat ne flèche pas davantage de crédits spécifiques, si l’Etat ne valorise pas les ressources linguistiques et culturelles et l’immense motivation pour l’intégration des premiers concernés, les personnes exilées
L’expérience accumulée depuis des années par les acteurs de terrain nous montre au contraire la réussite des politiques qui interrogent les personnes et non pas les flux et les chiffres. Elle nous montre combien la médiation interculturelle et linguistique fait la différence.
Médiation et interprétariat sont essentiels tout au long de la trajectoire d’asile.
En amont, pour écouter un mineur érythréen ou bangladais dans un camp du Calaisis et comprendre pourquoi il ne veut pas rejoindre un foyer local mais l’Angleterre, pour entendre la volonté d’un migrant malien ou guinéen qui tente plusieurs fois de passer la frontière franco-italienne ou franco-espagnole au risque de se faire refouler avec violence, pour comprendre que chaque primo-arrivant, qu’il arrive de Syrie ou d’Afghanistan, répond à des logiques et à des loyautés spécifiques selon son groupe d’appartenance, sa langue, sa région d’origine. Les programmes de réinstallation qui étudient les configurations familiales le savent bien.
Médiation et interprétariat sont aussi essentiels en aval. Parce qu’ils créent les conditions du dialogue faisant office de passerelle entre les deux cultures, les deux langues, entre le pays d’origine et la France. Parce qu’ils favorisent l’intégration. Pour que la multitude des programmes et des initiatives d’insertion portent leurs fruits.
Termes intraduisibles
Sur le terrain, ce rôle de médiateur interculturel et linguistique est souvent exercé par des exilés qui se mettent eux-mêmes en position d’intermédiaire. Exposés, sans formation spécifique et sans que cette expérience soit véritablement perçue pour ce qu’elle est : individuellement un véritable levier d’insertion professionnelle, et pour les autres une essentielle possibilité d’accès à l’information et à l’insertion.
Ce sont les médiateurs interprètes qui vont pouvoir expliquer les dispositifs d’insertion existants, qui vont pouvoir désamorcer des incompréhensions culturelles. Comment demander, par exemple, à des exilés de se domicilier pour recevoir leurs documents administratifs quand le mot et le concept même de domiciliation n’existent pas dans leur langue ? Comment expliquer les termes intraduisibles, « préfecture », « récépissé » et autre « guichet unique »
Non, lorsqu’un agent de la préfecture exige que les demandeurs d’asile ne quittent pas la salle d’attente pour aller faire leur prière, il ne porte pas atteinte à leur religion, il applique des principes d’ordre dans un bureau administratif de la République.
Non, quand une jeune bénévole distribue un kit sanitaire avec des préservatifs, il ne s’agit pas d’une invitation implicite à une relation sexuelle. Sans parler des institutions publiques comme l’hôpital, où, sans médiation, les soins ne peuvent parfois pas se faire tant le vocabulaire du corps et de l’intime peut être source de malentendus.
Paradoxe français
Or il y a là un grand paradoxe. Alors que la médiation se développe partout – médiation scolaire, médiation auprès des tribunaux, médiation familiale, médiation culturelle dans les espaces d’art et de culture, médiation interculturelle dans les entreprises internationales –, la médiation interculturelle et linguistique en contexte migratoire n’existe pas. Ou si peu. C’est un paradoxe français, car la « community interpretation », interprétation communautaire qui pourrait faciliter l’insertion des populations non francophones, est largement développée chez de nombreux voisins.
Il est temps d’investir dans la médiation en contexte migratoire. Des universités se mobilisent. C’est le cas d’une partie des partenaires du réseau Migrants dans l’enseignement supérieur (MENS) proposant aux étudiants exilés des diplômes universitaires (DU) sur la médiation comme le DU Hospitalité, médiations, migrations (DU H2M, Inalco, Paris) ou le nouveau DU Dialogues (Lyon-II).
Des associations, des institutions et des acteurs de terrain tentent d’intégrer la médiation interculturelle et linguistique aux côtés des bénévoles ou des travailleurs sociaux. Mais rien ne sera possible si l’Etat ne flèche pas davantage de crédits spécifiques pour cela, si l’Etat ne soutient pas spécifiquement cette dynamique, si l’Etat ne valorise pas les ressources linguistiques et culturelles et l’immense motivation pour l’intégration des premiers concernés, les personnes exilées.
Parce que tout exilé ayant pu entrer sur le marché de l’emploi est une victoire, non seulement individuelle mais aussi de toute la société républicaine ; parce qu’il n’attend que d’y trouver sa place, investissons dans les conditions de cette réussite.
Liste des signataires : Jean-Michel Benayoun (professeur, directeur de l’UFR Etudes interculturelles de langues appliquées/EILA, université de Paris) ; Aurélie El Hassak-Marzorati (directrice générale, Centre d’action sociale protestant) ; Emmanuelle Gallienne (directrice, association Kolone) ; Pascal Godon (référent national, Fédération de l’entraide protestante) ; Manda Green (enseignante-chercheuse, coresponsable du diplôme universitaire Dialogues. médiation, interprétariat et migration, université Lumière-Lyon-II) ; Antoine Paumard (directeur, Service jésuite des réfugiés, JRS France) ; Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (professeure, coordinatrice du diplôme universitaire Hospitalité, médiations, migrations, Institut national des langues et civilisations orientales, Inalco, Paris) ; Annick Suzor-Weiner (professeure émérite, Agence universitaire de la francophonie et université Paris-Saclay).
Pour la lire sur le site du monde, cliquez ici 👉 https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/06/24/mediation-et-interpretariat-sont-essentiels-tout-au-long-de-la-trajectoire-d-asile_6085502_3232.html