Accueillir, c’est un risque. On risque même d’ouvrir la porte au Seigneur.
Sans l’avoir prévu.
Telle a été l’expérience de la communauté jésuite Saint Louis de Gonzague. J’y suis arrivé il y a trois ans, quand l’accueil de demandeurs d’asile était déjà organisé. La question s’était posée il y a quatre ans, quand la proposition a frappé la porte du 9 rue Raynouard : quelle possibilité pour une communauté religieuse de pratiquer ce genre d’accueil ? Parce que, bien sûr, une communauté doit conserver des temps propres, elle doit sauvegarder un lieu de réservé. La mise à disposition d’une chambre à un étranger, non jésuite, venant loger pour un mois ou deux dans notre communauté, ne brisera-t-elle pas cette intimité légitime et nécessaire ? Ne viendra-t-elle pas déranger un rythme de vie organisé pour les études d’une bonne partie des membres de la communauté, et le repos vital des pères qui rentrent le soir après une journée déjà riche d’apostolat ? Mais la requête était posée, par le JRS, qui était aussi la garantie que cet accueil se déroulerait dans un cadre précis. La chambre libre, on l’avait. Pour les repas, pas de problèmes. Une bouche de plus se réjouira de la virtuosité de notre cuisinière. Pour eux c’est aussi l’occasion de découvrir la vie des français en France et de sortir un peu de l’unique groupe des réfugiés de leur contrée. « Bon, on va essayer ». Choix unanime. L’un d’entre nous va s’en occuper plus directement, particulièrement pour des questions immédiates du demandeur – j’ai eu la chance de revêtir ce rôle pendant deux ans – mais chaque membre s’engage à soutenir cet accueil.
De fait, on l’a découvert pas à pas, il s’agit seulement d’être disposé à la rencontre, d’être présent à lui. Mais, peut-être, c’est l’attitude la plus difficile. Une histoire lourde, même après leur départ, souvent inconnue de nous, les accompagne, inexorablement. Parfois, ils en parlent. D’autres fois ils n’en parlent pas, mais elle est gravée en eux et affleure, autrement. Et cela nous fait peur : leur souffrance réveille notre souffrance, parce que les avoir devant nous en chair et os, victimes de la violence humaine, nous éveille à la dérangeante vérité de combien de mal nous sommes capables de commettre, ou nous avons déjà commis, peut-être « seulement » à travers notre indifférence. Appel à être présent, donc. Mais être présent, c’est décapant. Cela décortique nos images de l’autre et de nous, et nous ramène à l’essentiel, à la vie. Car s’il y a une chose qui ne manque pas aux demandeurs d’asile, c’est la vie. Peut-être ils n’ont pas grand-chose d’autre mais, tenaces, ils luttent pour garder ce qu’ils ont de plus précieux et que personne ne pourra leur enlever, leur dignité ! Quelle force ! Leur présence est un beau témoignage pour nous au quotidien, tout simplement. Notre présence est pour eux un signe de fraternité dans l’adversité.
La communauté en sort enrichie et chaque année elle décide de poursuivre, avec joie. C’est aussi l’occasion d’accomplir quelque chose ensemble, en tant que communauté. Ainsi la communauté, de lieu de partage de vie de jésuites qui travaillent chacun dans son secteur, devient aussi un lieu où l’on réfléchit et où l’on agit, ensemble.
Moi qui viens de terminer mon séjour dans la communauté de la rue Raynouard, je regarde cette expérience avec une profonde gratitude. Elle m’a permis de lever les yeux des livres pour y revenir avec du souffle nouveau, et de côtoyer un milieu différent de celui où j’étais quotidiennement plongé. Mais surtout, et beaucoup plus simplement, je suis reconnaissant d’avoir pu nouer des véritables amitiés avec ces hommes. Cela m’a donné vie, parce je l’amitié est pour moi la sève de la vie et le lieu où l’Esprit parle plus fort. Dans l’amitié, il n’y a plus celui qui aide et celui qui reçoit ; il y a l’échange libre et gratuit, où chacun donne ce qu’il a et qu’il est. Cela m’a donné vie en me ramenant à ce que je suis, moi aussi : un demandeur. Demandeur de justice, demandeur de paix, demandeur de vie. C’est pour cela que les images que je retiens comme les plus prégnantes et vraies sont celles où l’on marche, l’un de ces « accueillis » et moi, l’un à côté de l’autre : ensemble en marche vers une Réponse à venir.
Tiziano Ferraroni,
de la Province d’Italie