Témoignage d’une participante à l’école d’été de JRS Jeunes et JRS Ecole de Français
Voilà déjà plusieurs semaines que l’école d’été 2022 de JRS a pris fin. Entre cours de français le matin et activités diverses l’après-midi (chant, danse, cuisine et bien d’autres encore), ces trois semaines ont été bien remplies. La succession intense de rencontres, d’échanges, de jeux, m’a fait l’effet d’une claque. J’en sors comme on émerge de l’ivresse troublante d’un rêve qu’on peine à se remémorer, encore imprégnée de la chaleur des sourires et des voix, déjà consciente de la blessure que m’inflige leur fugacité.
Comment expliquer que ces quelques jours auprès de personnes qui m’étaient jusqu’alors inconnues puissent me charger le cœur d’émotions si profondes ? A quel moment s’est donc produite l’alchimie étrange qui change les échanges routiniers en racines puissantes, racines qui me ressourcent d’une joie presque insolente tant sa vivacité contraste avec l’humilité des souvenirs qui l’inspirent ? Comme sous l’emprise d’un charme, je me suis mystérieusement attachée aux visages qui me devenaient familiers, peut-être par l’inexplicable magie qui consiste à s’apprivoiser les uns les autres. Je choisis ce terme d’ « apprivoiser » à dessein, tout chargé qu’il est de la signification que lui donne le renard du Petit Prince, à savoir « créer des liens ». Le renard dit en effet au petit garçon : « Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »
Je me sens envoûtée, je suis en fait apprivoisée : au gré des sourires partagés, des phrases souvent banales, parfois drôles, toujours bienveillantes que nous avons échangées, j’ai appris à avoir besoin de ces inconnus à l’histoire si différente de la mienne, si inaccessible. Besoin de leur rire qui troue le monde, qui plante quelque part entre les murs de JRS un pilier d’infini, pilier qui nous ramène à ce qui dans notre humanité nous rapproche du ciel et crée entre deux visages la possibilité de la relation. « Les personnes ne sont pas l’une devant l’autre, simplement elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. Le prochain, c’est le complice. » écrit le philosophe Emmanuel Levinas dans De l’existence à l’existant (1978). Par cette phrase, il touche deux ans avant la création de JRS à ce qui crée dans l’espace irréductible séparant deux visages encore étrangers l’un à l’autre l’alchimie étonnante d’un sourire partagé. Que l’on soit rassemblés autour d’une danse, de fresques, d’un ballon, toujours cette alchimie ouvre dans les hommes-fenêtres et les hommes-portes la possibilité d’une relation, dans un entrebâillement qui est pour moi d’emblée consentement à la vulnérabilité.
Je vois dans l’idée de visage la clé de cet envoûtement. Toutes ces rencontres se sont d’abord présentées à moi dans la simplicité des visages, qui par leur nudité sont le premier pas de la rencontre. D’emblée sans défense, sous des regards qui pourraient être indifférents ou blessants, qui l’ont sans doute parfois été, la vulnérabilité du visage reflète déjà pour moi la dureté du vécu de ces personnes. Quel miracle que leur confiance chaleureuse, si généreuse, quelle joie que leurs cœurs éprouvés encore capables de tant d’amour ! Ces visages, dont je ne pourrais vouloir décrypter le mystère sans craindre de manquer de pudeur, tant leur grâce réside dans cela même qu’ils ont d’ineffable, ces visages ruissellent d’infini.
De l’ivresse de la musique à celle de la danse, qui restituent l’harmonie originelle par laquelle tout homme peut voir en l’autre une part de soi-même, l’école d’été de JRS nous réapprend à rencontrer, à partager, à donner, à aimer. JRS a cela de magique de permettre la rencontre de cœurs assoiffés d’aimer, de créer de ces instants où l’on rencontre authentiquement l’autre alors même que son histoire nous échappe. Dans cette rencontre, les compteurs sont étrangement remis à zéro : peu importe ce que chacun a pu vivre, ne pas connaître son histoire n’abîme ni l’authenticité ni la joie de la rencontre.
Ce sont les visages de mes quelques « élèves » réguliers qui me sont devenus les plus familiers. Comme il est curieux que la complicité puisse naître de quelques souvenirs communs ! C’est peut-être à l’occasion de ces ateliers de français que j’ai le plus laissé transparaître ce que je suis à travers le choix de ce que je voulais leur transmettre : entre le goût du cinéma et celui de la musique et des mots, ils ont eu l’occasion de s’interroger sur l’utilité de l’art ou le sens des fêtes religieuses. Derrière ces visages se sont petit à petit déployées des individualités avec leurs goûts propres, leur film ou leur plat préféré, leur façon de danser, leurs réactions propres… et derrière cela, une culture qu’ils nous partageaient avec la joie tendre des souvenirs d’enfance.
Pour citer de nouveau Levinas, je pense que « le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà », l’au-delà des apparences, l’au-delà des préjugés, un espace inaccessible en lui-même par lequel les rencontres se placent d’emblée sur un plan d’éternité, sur lequel le temps n’a pas de prise. Si triste que j’aie été que l’Ecole d’été finisse, je reste persuadée que les actes et les mots posés, même fugitifs, en s’ancrant dans cet espace d’au-delà, transforment le monde par la tendresse et la joie.
Marie Murat